media='all' />

Quand je me vis suspendu…

Accueil » Tirés à part » Le vicomte de Bragelonne » Quand je me vis suspendu… Modifier

Descente dans le puits
Ils n’eurent pas plutôt refermé la porte que, sans prendre la peine de traverser le vestibule, je sautai par la fenêtre et courus au puits. Alors, comme s’était penché mon gouverneur, je me penchai à mon tour. Je ne sais quoi de blanchâtre et de lumineux tremblotait dans les cercles frissonnants de l’eau verdâtre. Ce disque brillant me fascinait et m’attirait ; mes yeux étaient fixes, ma respiration haletante ; le puits m’aspirait avec sa large bouche et son haleine glacée ; il me semblait lire au fond de l’eau des caractères de feu tracés sur le papier qu’avait touché la reine. Alors, sans savoir ce que je faisais, et animé par un de ces mouvements instinctifs qui vous poussent sur les pentes fatales, je roulai une extrémité de la corde au pied de la potence du puits, je laissai pendre le seau jusque dans l’eau, à trois pieds de profondeur à peu près, tout cela en me donnant bien du mal pour ne pas déranger le précieux papier qui commençait à changer sa couleur blanchâtre contre une teinte verdàtre, preuve qu’il s’enfonçait; puis, un morceau de toile mouillée entre les mains, je me laissai glisser dans l’abîme. Quand je me vis suspendu au-dessus de cette flaque d’eau sombre, quand je vis le ciel diminuer au-dessus de ma tête, le froid s’empara de moi, le vertige me saisit et fit dresser mes cheveux ; mais ma volonté domina tout, terreur et malaise. J’atteignis l’eau, et je m’y plongeai d’un-seul coup, me retenant d’une main, tandis que j’allongeais l’autre et que je saisissais le précieux papier, qui se déchira en deux entre mes doigts. Je cachai les deux morceaux dans mon justaucorps, et, m’aidant des pieds aux parois du puits, me suspendant des mains, vigoureux, agile, et pressé surtout, je regagnai la margelle que j’inondai, en la touchant, de l’eau qui ruisselait de toute la partie inférieure de mon corps. Une fois hors du puits avec ma proie, je me mis à courir au soleil, et j’atteignis le fond du jardin, où se trouvait une espèce de petit bois. C’est là que je voulais me réfugier. Comme je mettais le pied dans ma cachette, la cloche, qui retentissait lorsque s’ouvrait la grande porte, sonna. C’était mon gouverneur qui rentrait. Il était temps ! Je calculai qu’il me restait dix minutes avant qu’il m’atteignît, si, devinant où j’étais, il venait droit à moi ; vingt minutes s’il prenait la peine de me chercher.
 
Extrait du Vicomte de Bragelonne, par A. Dumas père, publié dans Les Bons Romans, 1862.

Tags : , , , , , , , ,