Les frères Johannot – Appendice :
note sur le journal L’Artiste

Lorsque Jules Janin, écrivant dans L’Artiste même l’histoire de L’Artiste, faisait le dénombrement pompeux des collaborateurs du journal, avec exclamations, enthousiasmes, émotion, soupirs et larmes pour chacun d’eux, il insista particulièrement sur les Johannot, pour lesquels il avait toujours eu un faible (ils étaient illustrateurs de L’Ane mort) et, redoublant de pleurs, il les écrasa sous ces éloges :

« Tony Johannot apprenait, en travaillant à L’Artiste, le grand art de renfermer dans un cadre étroit une pensée bien complète. N’en doutez pas ! s’il n’eût pas fait son éducation dans L’Artiste, Tony Johannot n’aurait jamais pu accomplir, en si peu de temps, ces grands ouvrages dont notre époque peut à bon droit s’honorer ; le Molière, le Don Quichotte, le Paul et Virginie, et bientôt la Manon Lescaut, que Tony fera si touchante et si belle!… etc. »

Mais si, doutez-en ! Avant que L’Artiste existât, Tony avait illustré le Roi de Bohême. C’est par ses deux cents vignettes des romantiques et non par ses six petites eaux-fortes de L’Artiste qu’il s’est fait illustrateur !

« Et ce jeune Alfred, mort si jeune, que nous pleurons toujours, que nous pleurons encore, que nous pleurerons toujours, comme il aimait L’Artiste !… Ah ! c’est une perte immense, une perte irréparable pour les arts !… Pauvre Alfred ! au moins L’Artiste peut-il se rendre cette justice à lui-même, d’avoir compris un des premiers cette âme, ce cœur, cet esprit, cette grâce inépuisable, cette incroyable facilité à deviner, à comprendre, à reproduire la nature ! C’est L’Artiste le premier qui a dit à Alfred Johannot : Vous êtes un grand maître, Alfred ! vous n’avez guère de rivaux, Alfred !…» etc., etc. »

Ne dirait-on pas que c’est Alfred Johannot qui est Eugène Delacroix?
Rétrospectivement, l’éloge outré vient englober Charles Johannot :

« Charles marchait a pas de géant (!) la mort l’a arrêté dans sa course (!) il est mort avec la réputation et les succès d’un grand artiste déjà. » (!?!)

Absolument ridicule ! — Mais c’est la caractéristique de L’Artiste que ce perpétuel Magnificat entonné par le journal en son propre honneur, que ce tapage mené indistinctement autour de chacun de ses articles, de chacune de ses planches, autour du nom de chacun de ses affiliés.
Eh bien, si là était le péché mignon de L’Artiste du bon temps, là était aussi sa raison d’être et sa vertu. Dès que L’Artiste ne fut plus ainsi, il perdit toute saveur. Il fut une société d’admiration mutuelle ? Oui, et autre chose aussi : un régiment qui se serrait les coudes pour combattre.

L’Artiste, porte-parole du romantisme, fut un journal de lutte, le défenseur de ce qu’on appelait les jeunes ; c’est-à-dire, d’une façon plus haute, le défenseur des contemporains. En art, c’est pour Delacroix, Géricault, Decamps, Léopold Robert, Ary Scheffer, Paul Delaroche, Barye, David d’Angers, Berlioz, Meyerbeer, qu’il a livré bataille ; il a accueilli Gavarni, Gigoux, les Johannot, les Devéria, Louis Boulanger, Roqueplan, cent autres. Ce fut une chose vraiment extraordinaire que la venue, au sortir de la Restauration, de ce journal d’art qui parut, ou plutôt éclata comme une autre révolution de Juillet, ardent, novateur, Jeune-France, antipontife, antiphilistin, antiperruque (et lui-même « toupet en flamme du punch »), prompt à l’enthousiasme, ayant même l’emballement facile et permanent, rédigé dans une forme claire et intéressante. Articles courts, de facile assimilation, écrits , comme le disait Janin, avec moins de prétention que les Revues et avec plus de bonheur. Vignette de titre de Tony Johannot, symbolisant la Littérature et les Arts, mais les symbolisant sans aucune espèce d’allégorie antique, avec des Messieurs en veston de velours et pantalons à sous-pieds, et des dames au chignon du plus pur 1830, qui peignent, sculptent, écrivent des vers ou chantent des romances en s’accompagnant sur la guitare. Cette vignette est comme une devise à laquelle le journal a été éternellement fidèle : Pour les Modernes.

Un seul de ses rédacteurs a fait exception sur ce point : Gustave Planche dans la critique théâtrale. Il s’y montrait aigre et grincheux. Relisez surtout ce qui, dans ses articles, concerne la Comédie Française :
« Les traditions et l’enseignement n’existent plus au Théâtre Français. Le sommeil prolongé du vieux répertoire a livré Molière, Le Sage et Regnard au caprice et à l’ignorance de soubrettes ridées et de Mascarilles sexagénaires. »
(Ce n’est pas d’aujourd’hui que date la manie de pleurer sur la dégénérescence de la Comédie Française). Gustave Planche donc commet la faute irrémissible en fait de critique d’art : celle qui consiste à se refuser à examiner l’art tel qu’il est, pour disserter sur l’art tel qu’on voudrait qu’il fût. Regardant jouer le théâtre contemporain en pensant à autre chose, à son dada du « poète comique » qu’il nous aurait fallu, il en arriva à déclarer que nous n’avions plus de théâtre (pas de théâtre en 1830 !) car nous n’avions QUE Victor Hugo, Dumas, Delavigne, Vigny et Scribe ! — Hugo, qui méprise la vérité historique. — Dumas, un corrupteur qui exploite l’adultère. — Delavigne, un bourgeois. — Vigny, un prêcheur. — Scribe, qui prouve depuis vingt ans que les pauvres ont tort d’être pauvres et que les riches ont raison d’être riches. — Conclusion : la France attend
un poète comique… (!!!)

Les premières ardeurs romantiques tombées, L’Artiste n’en resta pas moins un journal très vivant et très initiateur, intéressant à lire encore aujourd’hui.
« C’est une des œuvres contemporaines qui ont le plus vécu de notre vie à tous, vécu de nos passions, de nos sentiments, de nos enthousiasmes. Tous les battements de cœur de l’art contemporain, poésie, peinture, musique, sculpture, théâtre, sont là qui résonnent encore comme l’âme de Mozart dans son violon. Que si l’on voulait une histoire fidèle des arts et des lettres, de toutes les splendeurs de la France, depuis 1830, on n’aurait qu’à prendre L’Artiste. » (Arsène Houssaye : Histoire de L’Artiste).


Cet article a été établi à partir de l’ouvrage de Henri Beraldi Les graveurs du XIXe siècle, Paris, 1885-1891. Le texte original est disponible sur Gallica en mode image.