Gustave Doré (3)
Nous voici en 1861. L’Enfer du Dante paraît, et bientôt commence dans le Tour du Monde la publication du Voyage en Espagne, faisant pressentir le Don Quichotte : c’est désormais à l’illustration sur bois que va s’employer cette prodigieuse activité. Comme lithographies nous n’aurons plus à signaler que l’Album de Gustave Doré, paru en 1862 chez Goupil. Les idées y sont toujours originales, mais comme exécution, c’est de la lithographie de lithographe, manquant de couleur. Mais sont-elles bien de sa main ?
Faut-il rappeler quelle influence Doré a exercée sur la gravure sur bois, et comment il a contribué plus que tout autre à la faire dévier de son vrai caractère, en donnant aux graveurs, — au lieu de dessins au crayon ou à la plume à graver en fac-similé, trait pour trait,
— des dessins au lavis dont les graveurs rendaient les teintes par des prodiges d’interprétation (1).
Doré, tout le premier, a perdu lorsqu’il a été gravé par la méthode d’interprétation. La gravure en fac-similé, en effet, a une qualité maîtresse, elle a de l’esprit ; la gravure d’interprétation n’en a généralement pas.
Laissons de côté les ouvrages de Doré qui contiennent des illustrations sur bois et arrivons en 1872, époque où Doré se met à graver à l’eau-forte.
Quand nous disons graver à l’eau-forte, l’expression n’est pas juste, c’est dessiner sur le vernis enfumé qu’il faut dire, car Doré, comme beaucoup de peintres-graveurs, a souvent abandonné à d’autres mains le soin de faire mordre et remordre, en un mot de graver. Lui plus que tout autre n’avait pas de temps à perdre à cette besogne minutieuse, et n’était pas homme à mettre trois ou six mois de travail sur une planche, comme font les graveurs (2). Il fit de l’eau-forte, comme toutes choses, haut la main et vite, avec une facilité inouïe, exécutant au besoin en moins d’une heure, sur le vernis, le dessin d’une de ses plus grandes planches.
Là encore il faut prendre Doré comme il est, et son oeuvre de graveur paraîtra des plus curieux. La plupart des pièces n’ont point été publiées et n’existent qu’à un très petit nombre d’épreuves.
C’est un œuvre amusant, plus amusant même que tant d’autres œuvres de peintres-graveurs auxquels on accorde si complaisamment les honneurs du catalogue raisonné : les sujets en sont variés et caractéristiques : scène d’ivrognerie rabelaisienne qui rappelle les Contes drolatiques, pauvres et pauvresses de Londres, mendiants et contrebandiers espagnols, têtes de Christ de grandeur naturelle (Doré a vite poussé l’eau-forte à des formats excessifs), et enfin la série des planches du Néophyte, ce sujet, heureux d’ailleurs, qui a tant préoccupé Doré, qu’il a travaillé avec prédilection et traité dans tous les formats, depuis la petite lithographie jusqu’au grand tableau, en passant par des eaux-fortes de dimensions croissantes. Aucun autre œuvre de graveur peut-être n’offrirait une particularité aussi curieuse que cette succession de neuf planches, la plupart du format le plus considérable, où le même sujet est pris, travaillé, fouillé, étudié, rebuté, repris, modifié, recommencé avec un singulier acharnement, et toujours à toute vitesse. Il n’est pas un personnage du Néophyte dont l’attitude n’ait été changée à chaque planche. On est habitué à voir dans Doré l’homme à l’exécution facile et de premier jet. Son œuvre gravé ajoute une page curieuse à sa biographie, en nous faisant prendre sur le fait son genre particulier de patience et de ténacité.
(2) Cependant Doré a quelquefois fait mordre lui-même. Il avait, — nous raconte l’imprimeur Salmon, — un domestique qui suivait avec émotion ses travaux et en prenait pour ainsi dire sa part ; c’est lui qui portait les cuivres à l’imprimerie pour les faire tirer : chaque fois qu’il y en avait un nouveau, ce brave semblait triompher personnellement ; il entrait dans l’imprimerie en s’écriant : Encore une planche que nous venons de faire mordre avec Monsieur !
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