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Nécrologie — Christian Rauch

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Christian Daniel rauch
Christian Rauch, le plus grand sculpteur de l’Allemagne, l’artiste aux conceptions grandioses qui aurait pu réaliser le gigantesque rêve de Dinocrate, vient de mourir à Dresde, chargé de gloire et d’ans.
Parti des derniers rangs de la société, il s’éleva par son travail et son génie seuls aux plus hautes dignités. Il était professeur de sculpture à l’académie des beaux-arts de Berlin et chevalier de l’Aigle-Rouge de Prusse lorsque la mort le surprit.
Rauch est un exemple de ce que peuvent la patience et la volonté unies à une irrésistible vocation. Lui, dont les productions devaient un jour faire l’orgueil de ses concitoyens, par suite des vicissitudes de fortune, il fut employé de longues années chez un homme de loi. Mais les obstacles qu’il rencontrait ne faisaient qu’enfiévrer davantage cet amour inné pour la statuaire. Dans les rares moments que lui laissait son emploi, il se livrait avec une ardeur sans paire à ses chères études. Tant de dévouement et de travail le firent remarquer ; et de hauts personnages s’intéressèrent à lui. Par leur entremise, le roi alors régnant lui fournit les moyens de s’abandonner tout entier à son goût. Son avenir fut dès lors décidé.
En 1804, âgé de vingt-sept ans, il quitta Berlin pour aller dans la patrie des arts perfectionner son talent. La vue des chefs-d’œuvre de l’antiquité lui ouvrit des horizons inconnus, et l’empreinte qu’il en reçut se fit sentir jusque dans ses productions les plus éloignées même de la tradition de Phidias. L’imagination germanique du jeune sculpteur s’exalta bientôt sous l’action puissante du soleil latin, et quelques jours lui suffirent pour exhiber au public romain cet admirable bas-relief de Phèdre et Hippolyte, prélude d’une série de travaux où se révèle une exécution hardie soutenue et pleine de grâce, de naturel et de distinction.
Son talent, sa réputation naissante, l’aménité de son caractère et ses formes polies et distinguées, lui concilièrent rapidement l’estime et l’amitié, non-seulement des artistes qui étaient alors à Rome, mais encore de tout ce qu’il y avait de haut placé en cette ville. Aussi les commandes arrivaient-elles de tout côté. C’est là qu’il contracta avec Canova et Thorwaldsen un attachement qui ne se démentit pas un seul instant de sa longue existence.
De retour à Berlin, le roi lui confia l’exécution du monument de la reine Louise, douce et rêveuse figure qui traversa la vie comme une blanche apparition. La composition de Rauch répondit à la confiance du souverain. L’enthousiasme fut général.
L’ensemble des travaux du sculpteur prussien est immense, et l’analyse de toutes ses productions dépasserait de beaucoup les bornes de cet article. Nous ne parlerons que du splendide monument de Frédéric II, dont la description a été donnée par M. Guillaume Depping dans les colonnes même de L’Illustration, lors de son inauguration, en 1851. La réduction que nous en avons vue à l’Exposition de 1855 nous a suffi pour avoir une idée exacte de la puissance de cet artiste. C’est, en effet, un des ouvrages les plus imposants de la sculpture moderne. Le conquérant de la Silésie est d’une étonnante vérité : il n’y a pas à s’y méprendre, c’est bien là ce regard que le plus intrépide n’osait affronter ; le despotisme, l’impatience et l’opiniâtreté jaillissent tout armés de ce front où l’intelligence rayonne. Tout en lui accuse le commandement : c’est l’idéal de la volonté. Ce bras, qui dirigea les magnifiques évolutions de l’ordre oblique, repose sur sa hanche avec le calme de la force consciente d’elle-même. L’âge a courbé cette tête que l’Europe entière ne put faire fléchir. Le héros s’affaisse sur son cheval ; mais il y a tant de vie dans le corps amaigri du vieux Fritz, qu’on croirait qu’il va se redresser, et, en brandissant sa canne, sa canne historique, aussi populaire en Prusse que le petit chapeau en France, s’écrier, à propos de son plan d’unité qu’il proposa en 1781 : « Si l’Empereur regimbe, il trouvera à qui parler. »
Les obsèques de Rauch ont eu lieu avec une pompe, une magnificence vraiment royales. Une population immense, muette, triste et recueillie suivait, l’œil humide, le convoi de son artiste de prédilection. Son cercueil, porté sur un char magnifique, traîné par des chevaux fringants tout caparaçonnés de longs draps noirs constellés de larmes d’argent, fut amené de Dresde à Berlin et promené trois fois autour de son chef-d’œuvre. Pendant le défilé, une musique grave, élevée, comme un écho des cœurs, faisait entendre ses harmonieuses plaintes. Et il n’y eut pas jusqu’au temps qui ne concourut à la solennité de cette imposante cérémonie : le ciel gris-perle inondait d’une clarté olympienne le monument et le char, et semblait réunir dans une apothéose commune le monarque et l’artiste.
 
JOANNIS GUIGARD.
 
Extrait de L’Illustration N° 774 du 26 Décembre 1857.

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